"Conversation avec" Caroline Mazel et Loeiz Caradec

Caroline Mazel

Caroline Mazel est architecte, Maitresse de conférences à l'ENSAP Bordeaux dans le champ Théorie et Pratique de la Conception Architecturale et Urbaine, chercheure au sein du laboratoire PAVE (Profession Architecture Ville Environnement) et coordinatrice pédagogique des Formations spécialisées en Culture architecturale et Médiation. Fondatrice de Médiarchi, elle y mène des actions de sensibilisation à destination d’un large public se positionnant comme "architecte-médiateur". Ses recherches portent sur la culture architecturale des Français, le patrimoine du XXe siècle et son adaptation, ainsi que l'Architecture Contemporaine Remarquable. Pour en savoir plus, cliquez ici !

Loeiz Caradec

Loeiz Caradec est architecte DPLG, co-fondateur de l'agence Caradec & Risterucci Architectes (Paris), Maitre de conférences au sein de l'ENSAP Bordeaux dans le champ des Théories et Pratiques de la Conception Architecturale et Urbaine, et membre du laboratoire PAVE (Profession Architecture Ville Environnement). Ses enseignements portent notamment sur la question de l’habitat et ses recherches sur l’Architecture Contemporaine Remarquable. Pour en savoir plus, cliquez ici !

Pourriez-vous vous présenter en deux mots ?

Nous sommes tous les deux architectes, maitres de conférences à l’école d’architecture et de paysage de Bordeaux, engagés de longue date au sein du domaine « Habitats » qui a été fondé par une équipe d’architectes très active dans ce type de programme – le logement – au sein de leur activité libérale d’architectes praticiens. A la fin des années 1990, ces architectes ont œuvré au rapprochement avec une équipe de sociologues, dans le cadre de l’enseignement du projet mais aussi dans la construction d’une équipe de recherche qui est devenue l’actuel laboratoire de recherche PAVE (Profession Architecture Ville Environnement) au sein duquel nous travaillons tous deux. Nous nous inscrivons plus spécifiquement à travers deux axes : le premier concerne les questions de l’habiter et de l’habitat, le second a trait à l’architecture, les théories et les projets. Au sein de ces axes, nous allions deux positions, une de recul – plutôt propre à la production de savoirs disciplinaires – afin de répondre au besoin de renouvellement des connaissances dans le champ des Théories et Pratiques de la Conception Architecturale et Urbaine en lien avec les évolutions sociétales dans le domaine de l’habitat ; et une autre position de valorisation des acquis pour la conception du projet d’architecture.

A quelles méthodes sensibilisez-vous les étudiants dans le cadre de cet enseignement de l’habiter, de l’habitat ?

Nous nous positionnons par rapport au travail d’analyse spatiale dont l'analyse typo-morphologique, qui nous semble être devenu marginale en ENSA. La chaire « Le logement demain » a présenté un premier panorama des enseignements autour du logement en écoles d’architecture qui, comme cela a été dit, est un travail en construction. Ce repérage interroge en tout cas la place des enseignements théoriques, et plus spécifiquement l’analyse typo-morphologique. Il nous semble que la forme pédagogique de l’analyse spatiale est un peu mise de côté, alors que nous la pensons nécessaire, raison pour laquelle nous l’avons reconsidérée comme une méthode opérationnelle à la base de l’acte de conception du projet d’architecture.

Pédagogiquement, comment cela se caractérise ?

Nous avons plus spécifiquement construit deux enseignements autour de l’analyse architecturale et urbaine, où nous partons du postulat que nous ne pouvons pas progresser dans la production et la transformation du logement sans être en lien avec les expériences passées. Par ailleurs, la connaissance des types et dispositifs architecturaux – pour faire référence à une formule de Carlos Marti Aris – semble être une tendance objective en architecture. Nous faisons par ailleurs l’hypothèse que toute architecture contient des principes types, qui renvoient à des éléments invariants, et qu’au sein de toute évolution réside une permanence. Nous pensons qu’il importe, pour un architecte, de connaitre ces éléments et principes. Cela nous amène à aborder la question de la culture architecturale de l’architecte, et du futur architecte, sur laquelle nous travaillons au sein du laboratoire PAVE. A ce titre, nous avons été les auteurs avec Guy Tapie d’une publication sur la culture architecturale des Français, pour laquelle une partie de notre travail portait sur la culture architecturale des architectes et des étudiants en ENSA.

Et plus concrètement ?

Le premier enseignement dans lequel s’inscrit ce travail d’analyse est l’atelier de projet mené dans le cadre du domaine « Habitats » (Master), s’étirant sur trois semestres et initié par un enseignement de studio d’un semestre – que coordonne Loeiz Caradec en semestre 7 – qui s’appelle « Habiter, Construire ». Cet enseignement vise à concevoir une pièce urbaine, sur la base d’un programme de logement social collectif, et ainsi permettre à l’étudiant d’acquérir une méthode spécifique pour la conception de l’habitat contemporain, jusque dans ses détails constructifs. On trouve principalement cinq temps, ou cinq modes pédagogiques, dans cet atelier. En premier lieu, l’analyse ; puis la manipulation de dispositifs et types sans contexte donné ; ensuite le projet lui-même, situé. Parallèlement à cela nous organisons des visites d’opérations remarquables dans l’environnement proche de l’agglomération bordelaise et des voyages pédagogiques à l’échelle nationale (Lyon, Paris, Marseille, …) et internationale (Berlin, Rotterdam, etc.). Enfin, nous dispensons depuis plusieurs années des cours magistraux, qui portent d’une part sur les typologies archétypales au prisme du logement et d’autres part sur les règles et les normes qui permettent de tendre vers une approche liée à la constructibilité.

Quels sont les principes et objectifs de cet exercice d’analyse, qui vient en amont de l’exercice du projet ?

En préambule de la phase de conception spatiale, nous proposons un exercice d’analyse qui porte sur un corpus d’opérations contemporaines remarquables (Emmanuelle Colboc, Catherine Furet, Patrick Germe, Edith Girard, Jean et Aline Harari, etc.), dont les caractéristiques programmatiques sont proches de celles de l’exercice de projet. Un choix orienté d’architectes et d’architecture, qui doit participer à former le regard et la pratique de futurs professionnels responsables, susceptibles de peser sur la production des lieux de demain au travers d’une activité engagée. Avec cet enjeu, se pose finalement la question suivante : peut-on concevoir du logement sans engagement politique ? Nous ne le croyons pas, parce que nous n’entendons pas le terme « politique » au sens de partisan, mais plutôt comme un souci de la chose publique. Le choix des architectes mobilisés comme corpus de cette analyse sont donc des gens qui vont considérer le logement au travers d’un certain nombre de valeurs, et non pas comme un produit.
L’analyse vise à former des architectes au travers d’une activité informée, d’innovation, jusque dans la maitrise de la domesticité et des détails constructifs d’un ensemble de logements collectifs. Le travail consiste en une décomposition analytique sur la base du dessin, qui revient à déconstruire les formes architecturales et urbaines et les procédés constructifs. Il s’agit de distinguer des types, de repérer des morphologies, la formation et déformation de ces morphologies, de caractériser les procédés auxquels recourent les architectes, notamment sur les questions de seuil, de porosité, d’accès, de circulation, etc. Ainsi, l’étudiant se constitue un socle de références susceptibles d’être convoquées, ici ou par la suite, y compris dans un second temps au travers d’un autre exercice hors contexte, pour les manipuler de manière ‘hors-sol’. La démarche conceptuelle se déploie selon différentes phases. Une première qui permet de manipuler cinq cellules assemblées autour de distributions horizontales, où sont abordées les notions de dimensionnement, d’orientation, de prolongement par des balcons et loggias, etc. Une deuxième étape consiste à superposer quinze cellules autour de distributions horizontales et verticales cette fois-ci, pour travailler sur la fenestration, les balcons, les rythmes et les dimensionnements. La troisième étape introduit le rez-de-chaussée et l’attique, amenant les étudiants à gérer le rapport au sol et au ciel. La quatrième étape repose sur une exploration des types de bâtiments de logements : le bâtiment linéaire, la tour, le plot ou le bâtiment à coursives. Suite à ce travail de manipulation fondée sur l’analyse, la dernière phase nous amène à travailler sur une pièce urbaine, avec une démarche de fabrication de lieux en milieux urbains.

Que retirez-vous de cette pédagogie ?

Le retour d’expérience que l’on peut avoir des étudiants et le regard que nous portons nous-mêmes sur leur progression nous permettent de constater qu’un processus de métabolisation des références est à l’œuvre dans leurs propres projets. Avec toutefois la réserve, et je me permettrais de dire, le regret aussi, quant à la ponctualité de cette proposition, qui devrait, je le pense, s’inscrire dans la durée et être relayée par d’autres enseignants sur l’ensemble du cycle de formation initiale en architecture. En effet, la culture architecturale est un processus d’incrémentation qui se prolonge bien au-delà de l’obtention du diplôme, au travers même d’une formation qui, par la suite, se fait tout au long de la vie.

Cet exercice d’analyse architecturale est-il déployé à travers d’autres enseignements que vous portez ?

Un deuxième enseignement, coordonné par Caroline Mazel, est spécifiquement dédié à l'analyse architecturale. C’est un atelier d’analyse typo-morphologique sur des édifices labellisés ou en cours de labellisation au titre de l’architecture contemporaine remarquable. De 2016 à 2019, cet enseignement a porté sur un corpus de réalisations situées sur un arc atlantique entre la Bretagne et le Pays Basque, et depuis 2019, en partenariat avec la DRAC Nouvelle-Aquitaine, il concerne spécifiquement des réalisations sur notre grande région Nouvelle-Aquitaine.
Ici, nous cherchons à analyser et comprendre la conception et construction d’objets architecturaux contemporains dans le domaine du logement, et plus spécifiquement sur un territoire régional, ceci dans une dimension patrimoniale, entendue comme valeur culturelle et matérielle de l’architecture. La vocation reste la même que dans le précédent exercice d’analyse, à savoir forger chez l’étudiant une culture propre à la discipline architecturale, afin qu’il puisse la valoriser dans sa production. Parallèlement nous proposons des cours qui apportent aux étudiants un contenu théorique sur les appartenances doctrinales, et dressent un panorama des grandes figures et des courants du XXe et XXIe siècle. Dans ce cas, nous nous intéressons aux formes, aux types et aux figures archétypales, aux principes généraux, aux modes de conception. L’approche privilégiée y est le dessin.

Quelle place occupe l’outil du (re)dessin dans ce mode pédagogique ?

Selon nous, le dessin ou le redessin1 permettent de révéler des dispositifs spatiaux que nous entendons comme les éléments matériels d’un édifice, impliquant certains modes constructifs, certaines relations morphologiques, un travail de structure et de dimensionnement. C’est finalement une manière de révéler les types architecturaux. A ce titre, nous travaillons d’une part sur le générique et la typicité, mais aussi sur le spécifique et l’unicité. Cela signifie que nous portons également une attention à l’adaptation des formes à un contenu, à des fonctions – l’habitat individuel, l’habitat collectif – et à un contexte, en l’occurrence notre territoire régional. Nous cherchons également à comprendre la cohérence qui peut exister entre la structuration de l’espace et de la matière. Au fond, comment une expression régionale mêle des sources génériques et globales à des références qui sont spécifiques et locales. Cette question est au centre de ce qu’Alain Borie, Pierre Pinon et Pierre Micheloni nomment la ‘technique architecturale’2, et c’est ce qui définit, selon nous, la compétence de l’architecte, qu’il nous importe de transmettre dans ces enseignements.

Dans cette approche, quel usage faites-vous de la référence ?

D’une part, nous nous intéressons aux types et formes des réalisations étudiées, mais également aux relations synchroniques et diachroniques qui les relient. A ce titre, nous cherchons à repérer des relations de filiation et de généalogie entre architectures et architectes, que les architectes aient ou non revendiqué ces liens. Il s’agit là, par le dessin mais pas uniquement - également en nommant, caractérisant, qualifiant ce que l’on interprète de l’analyse – de parvenir à mettre en résonance des structures typologiques et formelles, des techniques compositionnelles, des modes d’écriture, etc. Cela conduit l’étudiant, et nous conduit en tant qu’enseignants, à distinguer ce qui est de l’ordre de la démarche de la citation, de celle de transposition ou de la reproduction de ces références et modèles. Pédagogiquement, nous pensons que cela participe à forger chez l’étudiant un point de vue tant esthétique qu’éthique, lui permettant d’être capable de référencer son positionnement et de l’argumenter.

Quel serait votre mot de la fin ?

Pour conclure, ces deux expériences pédagogiques que nous menons depuis plusieurs années, et que nous faisons évoluer régulièrement, nous ont permis de réancrer l’analyse spatiale comme étant consubstantielle au projet. Plus spécifiquement, de la corréler à la capacité de futurs architectes à produire des logements et à faire évoluer leur production. Cela nous a permis, aussi, d’adhérer à la thèse de Roland Simounet, pour lequel il n’y avait pas création en architecture, mais invention au sens où l’archéologue est l’inventeur de l’objet qu’il découvre. A ce titre, l’architecture vient d’abord, en définitive, des stratifications de la mémoire.

Notes

[1] Voir « Conversation avec Sébastien Radouan »
[2] BORIE, Alain, MICHELONI, Pierre, PINON, Pierre, Forme et déformation des objets architecturaux et urbains, Editions Parenthèses, Marseille, 2006.

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